C’est un petit livre, qui est presqu’organisé sous forme de nouvelles, bien qu’il soit un roman à part entière, le rythme donné par les lettres de licenciement amène à une lecture qui pourrait ressembler à celle de l’écoute d’une chanson ponctuée par ses refrains.
La force de l’évocation poétique des lettres, mais aussi des parties romancées tranchent en tout point avec le sujet qui est traité. La banalité apparente des faits ( une entreprise qui licencie, un homme malade ) constitue une trame qui permet de faire ressortir avec force le travail d’imagination et le travail sur les mots ( j’y reviendrai, c’est un thème central )
Ce mélange de poésie et de réalisme m’avait fait penser, je te l’avais dit, au grand meaulnes, mais en plus contemporain, on peut penser aussi au film « La vie est belle » qui fait ressortir l’horreur du fond par la burlesque poétique de la forme.
Le narrateur joue le rôle d’un faux candide qui ballade son regard sur l’entreprise. C’est une sorte de lettre persane dans le monde de l’entreprise. Pour ma lecture, et à plusieurs reprises, je trouve que son témoignage finit par sonner juste tant il est dégagé des contingence du réalisme.
C’est un livre qui captive aussi parce qu’il est emprunt du décalage entre la réalité et une manifestation improbable de la réalité (les lettres de débarquement). Ce procédé agit un peu, comme dans un roman fantastique, par l’irruption inattendue de l’irrationnel.
Le lecteur est soudain totalement captivé dans la question qu’il se pose « comment tout ceci va finir ? ». Et pourtant, ce n’est pas non plus un livre d’énigme, la fin n’éclaire rien elle donne seulement une humanité nouvelles aux personnages…
Ce choc entre la poésie et la étrangeté violente du monde du travail a déjà été traité dans la littérature contemporaine :
je pensais je te l’ai dit à « Extension du domaine de la lutte » où Houellebecq part du constat que le libéralisme économique et du fonctionnement de la lutte des classes s’étendraient au sexe. En partant de l’entreprise, il définit une nouvelle vision des relations homme femme. Un peu comme l’auteur de « Très cordialement » part de l’entreprise pour parler de l’hypocrisie des mots, et de la violence de la mort.
Je pensais aussi à « Stupeurs et Tremblements » d’Amélie Nothomb , a priori autobiographique ( et certainement fortement romancé). La narratrice, « amelisan » obtient par son père un emploi de traductrice dans une entreprise japonaise. La jeune belge pose ses yeux sur le fonctionnement cynique et malsain de son cadre de travail. Elle finit par être une « inapte au travail » la pire insulte pour un cadre japonais. Elle nous fait part de ses tactiques pour sortir de cette déchéance. Le lecteur jubile. On y retrouve comme dans « très cordialement », la juxtaposition de l’horreur (l’inhumanité de l’entreprise japonaise) et de la poésie drôlatique (la survie de la narratrice).
Andréa BAJANI le dit lui-même sa carrière professionnelle n’est pratiquement qu’une succession d’entretiens d’embauche… j’adore . Plus sérieusement il a été ex-consultant dans la communication et la publicité, intérimaire, et profession libérale. 8 jobs en tout en 5 ans. Ce trentenaire romain, connait finalement les années italienne ou s’installent une forme de précarité de l’emploi du à la libéralisation du travail.
Il vit et travaille maintenant à Turin, il a collaboré avec "The Index" et le Centre de littérature de jeunesse de la Ville.
Il a participé à de nombreuses anthologies, dont "Lettres en cloître» une anthologie sur les toxicomanies. Il a publié plusieurs romans: "Morto un papa" (Portofranco, 2002), "Ici, il n'y a pas de perdants" (Pequod, 2003), et le récent "Très Cordialement" (Einaudi, 2005), accueilli avec enthousiasme par le public et la critique.
Lors de sa venue à Paris pour le prix du Marais 2007, il a été filmé et on peut voir son interview à la minute 14’45’ . Voici le lien pour le voir :
http://www.dailymotion.com/video/x4xkw1_prix-du-marais-2007_webcam
L’entreprise et ses ressources inhumaines
Dans une première niveau lecture, le lecteur observe le regard amusé du narrateur sur l’entreprise et ses ressources inhumaines.
A travers son fonctionnement qu’il décrit, il montre tous les travers de l’entreprise, sans jamais tomber dans une critique téléphonée (les méchants patrons contre les gentils employés) ou des stéréotypes sur les fonctions que l’on pourrait voir dans « caméra café » dont le propos est moins profond.
Il décrit plutôt une sorte d’état chaotique dans lequel nous a mis des années d’ingénierie sociale ( appelé à une époque BPR business process réeingeenering ) qui a finalement créé des situations ubuesque dans lesquelles le collaborateur perd de la vision de ce qu’est l’entreprise et finit par perdre sa dignité (« à quoi je sers dans la machine »)
Il ne manque pas d’ailleurs de retranscrire tout ceci dans la neo-langue des affaires, une langue qui comme on le verra joue un rôle dans l’établissement de ses nouvelles règles du jeu. L’une des meilleurs illustrations est l’expression de « door policy » que l’auteur vide un peu de son sens tellement elle est prise au premier degré par les personnages.
Bajani fait bien sur allusions à toute l'hypocrisie d'une certaine pratique des ressources humaines. Il est facile pour lui de le traiter puisque on peut faire un grand parallèle entre les hommages fait au défunts et les lettres de congés.
Les derniers mots dit devant le cercueil ont toujours un petit quelque chose de contraint et d'hypocrite, Bajani parvient à mettre en évidence ici toute l'hypocrisie du management.
Mais l’auteur va plus loin, il se moque de la création d'un terrain de tennis afin que le personnel puisse se défouler pour être heureux... ce qui n'a pas empêché l'entreprise de plafonner les salaires du personnel. Cela, sans compter que le directeur des ressources humaines, à la façon d'un colon, se mêle d'aller donner des leçons de management au Brésil. Totalement drolatique lorsque l’on voit l’incompétence du bonhomme, pauvres brésiliens !. Il me fait penser au personnage du commissaire Gibert (Bernard Farcy) dans TAXI, imbu de sa personne et complètement à côté de ses pompes.
Et Bajani y arrive ! Il offre grâce à ce regard un peu décalé, une belle acuité de la barbarie au travail : celle qui a le visage souriant d’une responsable de la communication et son discours positiviste de coach, mais qui traite les salariés pour ce qu’ils sont : des maillons d’une chaîne, chaîne qui peut décider que l’on a plus besoin d’eux.
Le chapitre complètement drôle, jubilatoire ; c’est quand le directeur du personnel invente la journée ou tout le monde doit être soi-même. C’est complètement exagéré, mais c’est une très belle illustration de pratiques courantes dans les grandes entreprises. J’ai même l’impression d’y retrouver du vécu. Combien de fois des cadres se sont retrouvés dans des séminaires, des « retraites », des « off-site meeting », des « workshop » dans lequel il fallait jouer à : »soyons cool », « soyons nous même ». Evidemment il fallait bien sur être complètement schizophrènes parce que nous nous savions toujours observés… L’auteur a du vivre ça personnellement pour le raconter aussi bien.
Je pense que transcrit dans un film, beaucoup de cadres en le voyant, se diront : hmmm ca me rappelle quelque chose.
Les mots et les sentiments
Baljani le dit dans son interview : « L’écrivain sait utiliser les mots et les sentiments. Alors on a demandé au narrateur d’utiliser cette double habilité, pour faire du mal à quelqu’un »
Pour l’auteur, l’écrivain est un killer. Il a une arme que sont les mots et une connaissance du terrain, qui sont la compréhension des sentiments.
Avec ces lettres de renvoi bouleversantes et irréfutables, le narrateur devient une métaphore de l’écrivain. Baljani veut nous dire à quel point un auteur peut tuer…
Il nous rappelle que cette double habilité lui donne un avantage.
Baljani qui connait bien le monde du travail, sait que l’entreprise est faite aussi de mots, d’un lexique qui constitue sa culture. Ce champ lexical permet d’inclure ( ceux qui parle la langue) et de garder dehors ceux qui ne la parle pas. Dans son interview il dira « Quand je décris l’entreprise je le fais avec une langue très riche et très rigolote. » J’ai tellement d’histoires à raconter la dessus… comment les entreprises se crée une culture à partir des mots pour finalement se renfermer sur elle-même pour se créer un monde… un monde rassurant qui permet aux collaborateurs de se parler entre eux. Chez Microsoft nous avions même créer un petit livre des meilleurs citations incompréhensibles par quelqu’un qui ne travaillait pas dans l’entreprise…
Un autre thème de l’utilisation des mots, c’est la distinction entre temps de travail et temps privé, ou bien le clivage entre les mots de la productivité et les mots de l’émotion.
En mariant les deux univers dans les lettres, Baljani nous montre que la langue peut tromper et utiliser les outils de l’esthétique…
La langue devient une sorte d’outil aussi pour « coloniser » la sphère privée des collaborateurs, en sortant de son lit, la rivière de mots inonde le champ du privé, le champ de l’intime…
Les lettres sont poétiques et drôles. Elles sont à elles seules des petits chef d’œuvre de poésie, rédigés un peu comme une lettre d’amour (aussi drôlement passionnée). Mais c’est aussi une explosion de lyrisme et de vocabulaires. On a l’impression d’avoir un Roberto Benigni qui nous récite l’un de ses textes, on a l’impression de voir les mains s’activer autour du texte, bref une comédie italienne
Les lettres sont aussi cyniques. D’une hypocrisie totale, Les hommages ne manquent pas pour les personnes qui partent. Hommages dont on se fiche, un peu comme du confort du défunt placé dans un cercueil.
Les lettres ressemblent à des rubriques nécrologiques des journaux ou l’on fait l’éloge du collaborateur en partance.
Leur tournure donne toujours l’impression au collaborateur que c’est l’entreprise qui va souffrir de son départ… C’est à nouveau une jolie ironie et un mécanisme qui fonctionne bien pour faire rire, tant il surprend le lecteur.
Nous sommes aussi touchés par ses lettres parce qu’elle sont personnalisées
Tout au début du livre nous apprenons que l’entreprise avait tenté d’envoyer des lettres types et qu’elles étaient très impopulaires. Les collaborateurs dont l’auteur se moquent ici, avaient donc forcés l’entreprise à revenir à l’ancien système.
Mais le narrateur dans son délire épistolaire n’hésite pas non plus à verser dans de grandes digressions totalement paternalistes, qui renforce l’idée du cynisme total dans lequel l’entreprise vit. On pourrait presque croire ici à l’état pervers qui transforme l’entreprise en parents capables de faire souffrir ses enfants avec grande force de lyrisme et esthétisme…
C’est une forme de transgression de l’auteur (dont nous profitons) que de pouvoir jouer avec ce paternalisme ambiant de certaines entreprises… A nouveau Baljani a du le vivre de façon très proche…
Le licenciement comme métaphore de la mort.
La mort est ici utilisée comme métaphore du départ de l’entreprise. Et le licenciement comme métaphore de la mort.
Cette double métaphore est absolument continuelle dans le livre et livre un grand nombre de points d’entrée pour la lecture du livre.
Face à la mort, nécessairement, chacun se retrouve seul et l’auteur a ici une belle illustration avec le licenciement dans l’entreprise.
Licencier un collaborateur est l’un des actes de management les plus difficiles. Tous les personnes ayant été dans cette situation le diront. C’est un acte qui a quelque chose de très orthogonal aux relations quotidiennes que l’on a avec un employé ( l’inclusion dans un groupe et subitement l’exclusion du groupe). La mort a ce pouvoir également d’exclusion.
Le directeur commercial connaîtra les deux événements dans l'espace du récit. Il n’est pas anodin que le livre s’ouvre sur son départ et se termine sur sa mort.
De la même façon on voit bien aussi le parallèle qui est fait entre la mort qui vient doucement par la maladie, et le licenciement qui arrive aussi par des moments longs avant d’être effectif.
Le Killer renvoie dans le dehors. Le dedans c’est l’entreprise, le dehors c’est le chômage et le chez soi… Pour la mort, le dedans c’est le chez soi, c’est les enfants, la famille et l’intimité…le dehors l’autre monde.
Un tryptique ou l’on passe de l’entreprise à l’intime par le licenciement et de l’intime à l’autre monde par la mort.
Au milieu de l’intime se trouvent les personnages des enfants, que le narrateur va retrouver.
C’est ainsi que les enfants vont devenir le symbole de ce que nous perdons en mourant… ce clan intime que l’on perd dont la séparation irréversible de la mort.
Mais c’est aussi ces enfants que l’on retrouve au-delà de la sphère de l’entreprise dans la sphère de l’intime.
Les enfants sont pour l’auteur ce trait d’union entre deux inhumanités : celle de l’entreprise lieu de la folie des hommes et celle de l’au-delà ou nous conduit la mort.
Plus personnellement, j’ai trouvé dans ce livre : un amour que j’ai de la correspondance ( certains comprendront), et une belle réflexion du rôle de la littérature pour décrire l’indescriptible…
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